On peut plus rien dire

ÇA A PRIS DES ANNÉES POUR QUE JE COMMENCE À VOIR DE LA VALEUR EN MA PERSONNE OUTRE MON POIDS, ET MÊME LE TRAVAIL N'EST PAS FINI. À 27 ANS, J’AI ENCORE DES ANNÉES DE TRAVAIL À FAIRE POUR DÉCONSTRUIRE TOUS CES MESSAGES INOFFENSIFS QUI M’ONT ÉTÉ MITRAILLÉS SANS ARRÊT DEPUIS QUE J’AI L’ÂGE DE M’EN SOUVENIR. 

Je scrollais mon fil d’actualité Facebook dernièrement et je me suis soudainement retrouvé face à face avec Martin Matte en fat suit pour une publicité de la chaîne d’alimentation Maxi. Cette dernière a jugé bon de promouvoir ainsi le fait qu’elle avait énormément (pardonnez le jeu de mots) de produits québécois à vendre en magasin. La pub en soi n’est pas particulièrement choquante, si ce n’est que de mauvais goût. Toutefois, elle arrive dans le contexte de la pandémie mondiale de la Covid-19, alors que les memes sur le fait que le confinement va tous nous rendre obèses pullulent sur les réseaux sociaux. À travers tout ça, un petit message subliminal à l’apparence inoffensif : être gros, c’est parce qu’on fait rien, on reste chez nous, on ne bouge pas, on s’empiffre dans les produits (québécois ou non) du Maxi.

 

Depuis le primaire j'entends des jokes qui ridiculisent mon corps. Au secondaire, j'ai inventé que j'avais une maladie de peau qui m'empêchait d'être au soleil parce que j'avais trop peur d'enlever mon chandail devant d'autres personnes. Je me suis baigné avec un chandail jusqu'à 18 ans. Des fois, avec des amis, je me forçais à rire de gens qui avaient le même corps que moi pour me sentir accepté. J'ai passé ma vie à entendre mes amis se plaindre d'avoir pris deux livres, de trouver dommage que telle ou telle célébrité ait engraissé, elle était tellement plus belle avant... Je n'ai jamais osé aller dans des partys quand j'étais ado parce que je considérais qu'à cause de mon corps je n'allais jamais embrasser qui que ce soit, jamais connaître l'amour. J'ai grandi en maudissant mon corps, alors que pourtant j'étais actif physiquement, je faisais du vélo, je faisais de la danse... J'ai grandi en me détestant. J'ai créé mille montages photos pour essayer qu'on voit le moins possible mon double-menton. J'ai appris à faire des selfies avantageux, à cadrer pour ne pas voir mon gras, à utiliser photoshop pour enlever les imperfections. 

En 2013 j'ai perdu près de 80 livres et soudainement on me célébrait pour mon grand accomplissement. Des gens commençaient à me regarder dans les bars. J'ai même senti une différence majeure dans la façon dont les gens s'adressaient à moi... je suis comme soudainement devenu un humain! J’ai commencé à être actif sexuellement à ce moment-là et j’ai eu la naïveté de penser que mon combat était terminé. La réalité m’a rattrapé assez vite : on m’a dit au lit que j’étais chanceux d’avoir un aussi beau visage parce que pour le reste, on n’aurait pas couché avec moi. Une autre personne m’a dit sur une application de rencontre que j’étais 20 livres au-dessus de son standard et donc que j’étais disqualifié d’avoir une date avec elle. Je vous passe toutes les autres anecdotes du genre parce qu’on serait ici pour encore longtemps. 

 

Ça a pris des années pour que je commence à voir de la valeur en ma personne outre mon poids, et même le travail n'est pas fini. Encore aujourd'hui je me fais féliciter dans mes spectacles de danse parce que je réussis à danser malgré mon poids. Encore aujourd’hui, quand je passe une entrevue, je rentre mon ventre, j’essaie de détourner l’attention de mes bourrelets. Pas plus tard que cette semaine je me suis surpris à vouloir toujours monter, comme un réflexe, la caméra de mon écran d’ordinateur dans mes réunions Zoom pour qu’on ne voit que mon visage. C’est peut-être inoffensif pour vous, mais pour moi, c’est ancré profond. À 27 ans, j’ai encore des années de travail à faire pour déconstruire tous ces messages inoffensifs qui m’ont été mitraillés sans arrêt depuis que j’ai l’âge de m’en souvenir. 

 

Des fois mes amis me disent des jokes sur mon corps et quand c’est fait avec amour, je peux en rire. Je fais même souvent des jokes sur mon corps dans mes cours de danse. Mais il y a une différence majeure : mes amis n’ont pas la plateforme de Martin Matte, un humoriste connu, aimé, et respecté, qui martèle sur les réseaux sociaux que d’être gros, c’est drôle. Les gens doivent comprendre que ce n’est pas la joke individuellement qui est choquante, mais plutôt le pouvoir du discours qui l’entoure. Un pouvoir sur des jeunes qui grandissent et qui luttent chaque jour pour trouver une parcelle d’estime d’eux-mêmes. 

 

Excusez-moi si je ne trouve pas ça drôle la pub de Martin Matte. Excusez-moi si je ne trouve pas ça drôle qu'une personne mince se dise que son pire cauchemar c'est gagner 5 livres pendant la pandémie. Vous ne vous en rendez pas compte, mais en disant ça, vous me dites que votre pire cauchemar, c'est de me ressembler. Donc non, je ne pleurerai pas pour la liberté d'expression aujourd'hui.

 

Olivier Paré